Dans son étude intitulée Des archétypes de l’inconscient collectif (publiée pour la première fois dans les Annales d’Eranos, 1934, et reprise dans Les Racines de la conscience, Livre I), Jung distingue entre "une couche pour ainsi dire superficielle de l’inconscient", qu’il appelle "inconscient personnel", et une "couche plus profonde qui ne provient pas d’expériences ou d’acquisitions personnelles, mais qui est innée". "Cet inconscient … a des contenus et des modes de comportement qui sont … les mêmes partout et chez tous les individus. En d’autres termes, il est identique à lui-même chez tous les hommes et constitue un fondement psychique universel de nature supra-personnelle présent en chacun". Jung explique avoir choisi le terme "collectif" pour souligner le caractère universel de cette couche profonde de l’inconscient. Alors que les contenus de l’inconscient personnel sont "les complexes à tonalité affective, qui constituent l’intimité personnelle de la vie psychique"..., "les contenus de l’inconscient collectif sont les archétypes" (pages 13, 14).
Ce terme, écrit Jung, "nous dit que nous avons affaire, dans les contenus inconscients collectifs, à des types anciens, ou, mieux encore, originels, c’est-à-dire à des images universelles présentes depuis toujours" (le grec "arkhaios" signifie "ancien"). Il précise aussitôt que "la notion d’archétype ne convient qu’indirectement aux représentations collectives", telles qu’on les trouve dans le mythe et le conte, "car elle ne désigne que les contenus psychiques qui n’ont pas été soumis à une élaboration consciente". Il réserve donc ici la désignation d’archétype à "une donnée psychique encore immédiate", telle qu’elle surgit dans les rêves et les visions et qui est "beaucoup plus individuelle, plus incompréhensible ou plus naïve que, par exemple, dans le mythe". Puis, considérant que cette donnée psychique immédiate est "un contenu inconscient modifié en devenant conscient et perçu, et cela dans le sens de la conscience individuelle où il émerge", il finit par établir, dans la note relative à ce passage (note 4) qu’« on doit, pour être exact, distinguer entre "archétype" et "représentation archétypique". L’archétype en soi est un modèle hypothétique, non manifeste, comme le "pattern of behaviour" des biologistes » (même ouvrage, pages 15 et 16).
Dans Dialectique du moi et de l’inconscient, Jung parle des archétypes comme d’images virtuelles : "La forme et la nature du monde dans lequel l’être naît et grandit sont innées et préfigurées en lui sous forme d’images virtuelles". Ainsi les parents, la femme, les enfants, la naissance et la mort sont innés en lui sous forme de disponibilités psychiques préexistantes, sous forme d’images virtuelles, qui "sont comme le sédiment de toutes les expériences vécues par la lignée ancestrale ; elles en sont le résidu structurel, non les expériences elles-mêmes". "Tant que ces images … ne sont pas meublées de contenus déterminés par le vécu, il faut les penser comme des cadres vides ; à cause de cela elles demeurent invisibles et inconscientes. Elles n’acquièrent teneur et par conséquent influence sur le sujet ... qu’en tombant en concordance avec une donnée vécue" (pages 169 et 170).
L’être en soi des archétypes nous reste donc inconnu, mais leur existence se déduit de l’expérience des images archétypiques. L’image archétypique "n’est pas seulement image en soi, mais en même temps aussi dynamisme" (Les Racines de la conscience, page 535). Elle a un caractère numineux, c’est-à-dire un pouvoir de fascination (ibid.), le "pouvoir de saisir et d’émouvoir l’individu" (même ouvrage, page 393). On pourrait définir l’archétype comme un esprit ou un sens inhérent à l’instinct, et qui se manifeste, selon l’attitude du conscient humain, soit comme instinct, soit comme esprit (ce qu’il faut entendre non comme intellect, mais comme facteur spirituel) (même ouvrage, page 529).
Jung parle de l’archétype du père, de l’archétype de la mère, des archétypes de l’anima (empreinte et image du féminin chez l’homme) et de l’animus (empreinte et image du masculin chez la femme), ainsi que de l’archétype du Soi qui régit le processus d’individuation (voir plus bas les définitions "individuation" et "archétype du Soi"). Mais il parle aussi de l’archétype de l’enfant divin, de la naissance, du couple divin, du vieux sage, de l’unité, de l’arbre, de la croix etc… On peut être tenté en effet de parler d’archétype à propos de chacune de ces images, tant le sens de chacune est riche et profond. Il y aurait alors une multiplicité d’archétypes. Mais on voit bien que la croix et le cercle sont deux images de l’unité (même si elles la présentent de façon différente), et que l’unité à son tour se rapporte à l’archétype du Soi en tant qu’il est une union des contraires. De même, si l’on considère par exemple l’image du vieux sage, on peut facilement la comprendre comme un aspect spirituel de l’archétype du père, qui oriente celui qui le rencontre à l’intérieur de lui-même vers la voie de l’individuation, ou l’aide à résoudre une difficulté du chemin. Le vieux sage peut dès lors être également compris comme une figure de l’archétype du Soi. On pourrait donc le définir comme une figure du père porteur du Soi. Ainsi qu’on le voit, il est finalement assez indifférent de parler de l’archétype ou de la figure archétypique du vieux sage.
Dans la définition 33 du chapitre XI des Types psychologiques, Jung écrit que l’individuation "est le processus de formation et de particularisation de l’individu ; plus spécialement de l’individu psychologique comme être distinct de l’ensemble, de la psychologie collective. L’individuation est donc un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle".
Jung pare aussitôt au possible reproche d’individualisme. S’il déclare que "l’individuation est une nécessité naturelle", que "l’entraver par des réglementations rigides et même exclusives, selon des normes collectives, porterait un grave préjudice à l’activité vitale de l’individu", il explique en même temps que "l’individu n’est pas seulement unité", que "son existence même présuppose des rapports collectifs", et que l’individuation, bien loin de mener à l’isolement, est la condition d’une "cohésion collective plus intensive et plus universelle" (page 450).
Il est intéressant de souligner ici la pensée d’une cohésion collective universelle. Les adjectifs "collectif" et "universel" sont le plus souvent perçus comme antinomiques (et c’est d’ailleurs pourquoi nous aurions préféré que Jung parle d’un "inconscient universel" plutôt que d’un "inconscient collectif"). En effet, la cohésion collective est en général comprise comme celle d’un groupe particulier, c’est-à-dire qu’elle est ressentie comme liée à une identité collective. Penser la cohésion collective comme universelle (potentiellement du moins) implique que l’individu ne se définisse plus par son (ou ses) appartenance(s), mais en tant que personne, par là même capable non seulement de lien à l’autre, mais de relation à l’autre en tant que personne. Seule cette capacité à la fois d’autonomie et de relation peut assurer une cohésion collective de type "universel", c’est-à-dire qui ne soit pas celle d’une masse humaine indifférenciée, où le niveau de responsabilité morale de l’individu est inversement proportionnel à l’emprise de la norme collective (page 451).
Dans les dernières lignes du texte que nous avons suivi jusqu’ici, Jung définit le processus d’individuation comme "l’élargissement de la sphère du conscient et de la vie psychologique consciente". Cette définition, de même que la précédente (l’individuation comme particularisation et différenciation de l’individu), caractérise le processus sans en expliciter le contenu même, ce que Jung fait en revanche dans Dialectique du moi et de l’inconscient : "La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot d’« individuation » par « réalisation de soi-même », par « réalisation de son Soi »" (page 131). De cette voie, Jung souligne aussitôt, en note, l’extrême difficulté et les exigences.
Pour mieux saisir ce qu’est l’individuation, il faut donc tenter une définition de l’archétype du Soi, dont la réalisation consiste en sa venue à la conscience.
Dans la deuxième partie de Psychologie et alchimie (page 239), Jung parle du Soi comme d’un « concept limite, au même titre que celui de "chose en soi" … chez Kant ». Dans la note 158 (pages 285 et 286) du livre V des Racines de la conscience, il précise cependant que le Soi n’est pas « une idée philosophique, comme par exemple la "chose en soi" de Kant », mais "une notion psychologique expérimentale". Il insiste fréquemment sur le caractère expérimental de cette notion : "Comme le Soi ne peut être saisi que dans des actes isolés, mais demeure caché en tant que tout, à cause de sa nature globale, nous pouvons seulement tirer des conclusions du peu que nous pouvons expérimenter du Soi" (page 285). C’est "un postulat transcendant, psychologiquement légitimé…" (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 299).
Le Soi "doit être conçu comme une détermination individuelle sui generis" (Les Racines de la conscience, page 283), comme "la donnée existant a priori dont naît le moi. Il préforme en quelque sorte le moi" (page 281). Il "existe en effet avant et dès le commencement, mais sous une forme latente, c’est-à-dire inconsciente" (Psychologie et alchimie, page 110 note 36). Il désigne "la totalité de la psyché" (page 59), car il embrasse la psyché consciente et la psyché inconsciente (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 140). Il constitue donc « une entité "sur-ordonnée" au moi » (ibid.), lequel "se trouve à l’égard du Soi dans un rapport de patient à agent ou d’objet à sujet … Ce n’est pas moi qui me crée moi-même : j’adviens plutôt à moi-même" (Les Racines de la conscience, page 281).
Aussi longtemps que le Soi n’est pas incarné, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il n’est pas relié à la conscience, son action, comme celle de tout contenu archétypique inconscient, est tour à tour salutaire et destructrice. Sa capacité individuante reste virtuelle. Il ne naît véritablement qu’en passant "de l’état potentiel à l’état actuel" (Les Racines de la conscience, page 285) par la venue à la conscience de ses contenus. Jung écrit : "Nous créons en quelque sorte le Soi par la prise de conscience de contenus inconscients" (même ouvrage, page 287), en même temps que nous avons "la révélation d’un être qui préexistait au moi …, qui était … son créateur et son intégralité" (Ibid.). Dans cette prise de conscience, le moi perd l’illusion de son autonomie, ce qui le délivre de l’enfermement dans une subjectivité surévaluée tout en l’établissant dans le sentiment juste de l’importance de son rôle. Le centre de la personnalité, explique Jung, "ne coïncidera plus avec le moi, mais sera figuré par un point … à mi-chemin entre le conscient et l’inconscient. Ce point sera le centre de gravité du nouvel équilibre et correspondra à un recentrage de la personnalité globale", ce qui conférera à celle-ci "un fondement nouveau" (Dialectique du moi et de l’inconscient, pages 225 et 256). C’est là, pour l’individu, la réalisation de lui-même en même temps que la réalisation de son Soi : "Le moi individué se ressent comme l’objet d’un sujet inconnu qui l’englobe" (même ouvrage, page 299).
La prise du conscience de l’archétype du Soi, que Jung appelle souvent "expérience du Soi" (ou du sens), se fait à travers l’émergence du symbole. Le symbole est le Soi en acte.
Jung rappelle en plusieurs passages la distinction entre le signe, "désignation abrégée d’un fait connu" (Les Types psychologiques, définition N° 55, pages 468 et 469), l’allégorie, "métaphore d’un fait connu" (Ibid.) ou "paraphrase d’un contenu conscient" (Les Racines de la conscience, page 16, note 5) et le symbole, "meilleure expression possible d’un contenu seulement pressenti, non encore reconnu" (Ibid.). Pour illustrer la différence entre signification symbolique et sens "séméiotique" d’une même image, Jung prend l’exemple de la croix. "L’interprétation de la croix comme symbole d’amour divin est séméiotique, car l’expression "amour divin" exprime le fait en question plus exactement qu’une croix qui peut avoir diverses autres significations. Symbolique, au contraire, est la conception qui, dépassant toute interprétation concevable, considère la croix comme l’expression de certain fait encore inconnu et incompréhensible, mystique ou transcendant, donc psychologique en premier lieu, qu’il est absolument impossible de représenter autrement que par la croix" (Les Types psychologiques, page 469). Cet exemple mène à la différenciation capitale que Jung établit entre symbole vivant et symbole mort. Le symbole vivant est la meilleure expression possible de "l’indicible", il est "gros de signification" (Ibid.). Mais lorsqu’une expression conceptuelle vient formuler ce qui jusque là était indicible, "alors le symbole est mort : il n’a plus qu’une valeur historique" (Ibid.). Il se trouve alors en effet réduit "au rôle de signe conventionnel de rapports par ailleurs plus parfaitement connus" (ou supposés tels, Ibid.).
Jung souligne la difficulté liée à la reconnaissance du caractère symbolique d’un contenu psychique. Il n’est pas rare, écrit-il (Ibid. définition 55, pages 472 et 473) que des névrosés, par absence de "discernement critique", prennent pour des symboles profonds des contenus "qui sont principalement et en premier lieu des symptômes morbides". Inversement, d’autres névrosés considèrent comme des symptômes morbides "des phénomènes bien autrement significatifs", … "qui ont non seulement une origine profonde, mais tendent à la réalisation de l’inconnu : ceux-là sont de véritables symboles". La reconnaissance du caractère symbolique d’un tel contenu psychique dépend de "l’attitude symbolique du conscient qui observe". Si le conscient n’a pas la capacité d’accueillir le symbole, celui-ci, perdant la possibilité de "réalisation de l’inconnu", se trouve réduit à une vaine fantasmagorie intérieure. Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire qu’il ne s’agit plus vraiment d’un symbole : Jung écrit en effet que le symbole n’est jamais le produit "du seul conscient ni du seul inconscient", mais résulte "d’un égal concours des deux".
D’une façon générale, le symbole peut être défini comme une conjonction d’opposés psychiques (par exemple du différencié et du primitif, du spirituel et du sensuel, du bien et du mal etc…), qui se produit lorsque le moi, en "violente désunion" avec lui-même, "forcé de reconnaître sa participation inconditionnée" à chacun des opposés (Les Types psychologiques, page 474), se trouve suspendu entre eux, dans un état de tension extrême et de paralysie vitale. L’inactivité de la conscience entraîne alors un "reflux" de l’énergie qui réveille "l’activité de l’inconscient où toutes les fonctions différenciées ont leur source archaïque commune", et cette activité de l’inconscient "met à jour un contenu constellé" autant par l’un des opposés que par l’autre, l’unilatéralité de chacun se trouvant compensée par la présence de l’autre dans ce nouveau contenu (Ibid.). Celui-ci, dans lequel les puissances opposées s’unissent "dans une pente d’énergie", est le symbole, "tierce réalité qui participe à la nature de l’une et de l’autre" et qui est donc « une forme "libre d’opposition" » (Les Racines de la conscience, page 315). Tel est le symbole vivant, "ni rationnel ni irrationnel", qui "fait vibrer la pensée autant que le sentiment", qui excite "la sensation autant que l’intuition" et assure donc "le droit à l’existence de toutes les parties de la psyché" (Les Types psychologiques, page 473).
L’émergence du symbole constitue ce que Jung appelle "l’expérience du Soi" (ou du sens). Le symbole libère le moi de la dissociation et de la prison des contradictions insolubles en lui révélant dans la psyché un dynamisme créateur qui agit par l’union des contraires, ce qui pourrait être une définition de l’archétype du Soi. C’est par le symbole que s’établit la relation entre la conscience et l’archétype du Soi et il est même juste de dire que si cette relation ne constitue pas le Soi, elle seule permet au Soi de "s’actualiser", de se réaliser. L’expérience du symbole, ou du Soi, est fondatrice, unifiante et transformante : le moi ne se perçoit plus comme autonome et isolé ; il ne se perçoit pas non plus comme opposé ni soumis au Soi, mais comme "adjoint" au Soi et tournant "en quelque sorte autour du Soi comme la Terre autour du soleil" (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 298). C’est la naissance et le renforcement de cette perception que Jung considère être "le but de l’individuation" (Ibid.).
Dans les définitions 10 (Compensation) et 30 (Inconscient) du chapitre XI des Types psychologiques, Jung écrit qu’« entre le processus conscient et le processus inconscient il existe un rapport de compensation » (pages 448 et 449). Il définit la compensation comme "une équilibration fonctionnelle, une sorte d’autorégulation de tout l’appareil psychique", qui corrige ainsi, ou tente de corriger "l’exclusivisme de l’attitude générale dû aux fonctions conscientes" (pages 417 et 418). Mais cette correction est loin de réussir dans tous les cas : "La fonction compensatrice de l’inconscient se manifeste d’autant plus clairement que l’attitude consciente est plus unilatérale. La pathologie en donne de nombreux exemples" (page 449). En effet si, "à l’état normal, la compensation est inconsciente", c’est-à-dire si "elle régularise inconsciemment l’attitude consciente", il en va tout autrement "dans la névrose", car alors "le contraste entre le conscient et l’inconscient est si violent que la compensation en est troublée. Aussi la thérapeutique analytique cherche-t-elle à rendre conscients les contenus inconscients pour rétablir ainsi la compensation" (pages 418 et 419).
L’anima est une image innée de la femme chez l’homme, l’animus une image innée de l’homme chez la femme. Dans le choix de textes de Jung publié sous le titre L’Ame et la vie (Buchet-Chastel, 1963), l’image innée de la femme chez l’homme est présentée comme "un conglomérat héréditaire inconscient … de toutes les expériences de la lignée ancestrale au sujet de l’être féminin, résidu de toutes les impressions fournies par la femme, système d’adaptation psychique hérité" (page 154). Il en va évidemment de même, mutadis mutandis, de l’animus.
Comme pour l’archétype du Soi, Jung souligne à maintes reprises que l’anima et l’animus ne sont pas des "notions métaphysiques", mais des "données empiriques que l’on parvient, au prix de grandes difficultés, il est vrai, à exprimer en langage rationnel et abstrait" (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 229). "L’idée d’anima, écrit-il dans Les Racines de la conscience, est une pure notion d’expérience qui n’a d’autre but que de donner un nom à un groupe de phénomènes apparentés ou analogues", il ne s’agit en rien "d’une invention théorique ou – pis encore – d’une pure mythologie" (page 65). S’élevant contre toute interprétation en quelque sorte idéologique de ce qu’il entend par "anima", il insiste quelques pages plus loin : "Cette expression veut caractériser quelque chose qui ne saurait être confondu avec aucune notion chrétienne et dogmatique de l’âme, ni avec aucune des idées philosophiques de l’âme élaborées jusqu’à présent".
Les images de l’anima et de l’animus changent de "porteurs" et donc évoluent de l’enfance à la maturité : "La mère est la première à porter l’image de l’anima, qui lui confère un caractère fascinant aux yeux de son fils. Cette image est ensuite transférée, via la sœur et autres figures semblables, à la femme aimée" (Psychologie et alchimie, page 97, note 27). La plupart du temps, lorsque Jung parle de l’anima, il s’agit de l’image de la femme comme amante-épouse, clairement différenciée de celle de la mère, c’est-à-dire de l’archétype maternel. "Dans la psyché masculine", l’archétype de l’anima "est toujours d’abord contaminé par l’image de la mère" (Les Racines de la conscience, page 98). Dans la psyché féminine l’animus, inversement, est contaminé par l’image du père.
L’animus et l’anima ont une fonction de compensation (voir définition précédente) : "L’anima compense le conscient masculin. Chez la femme … l’élément de compensation revêt un caractère masculin, et c’est pourquoi je l’ai appelé l’animus (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 214). Contenus inconscients d’une grande puissance énergétique, l’animus et l’anima sont des complexes dont le degré d’autonomie varie avec la distance qui sépare le conscient et l’inconscient. Si cette distance est très grande, le conscient est, selon ce qui est compensé, soit entièrement fasciné par une figure d’anima ou d’animus ressentie comme merveilleuse, sublime etc…, soit au contraire effrayé par une figure d’anima ou d’animus ressentie comme mauvaise, perverse, moralement inférieure. La fonction compensatrice de l’animus ou de l’anima étant alors "troublée" (voir définition précédente), un travail de prise de conscience de leurs contenus devient nécessaire. Si ces contenus « ne sont pas intégrés et "réalisés" par le sujet, il s’ensuit une activité négative … de l’anima et de l’animus. De là résultent des anomalies psychiques … dont la gravité peut aller à tous les degrés … quelque chose d’inconnu s’est approprié une part plus ou moins considérable de la psyché. Ce quelque chose d’inconnu impose imperturbablement son existence, au premier abord nocive et repoussante, contre … les plus grands efforts de bonne volonté, de compréhension, d’énergie et de raison, démontrant ainsi la puissance des plans inconscients de l’être en face du conscient : on ne saurait trouver de meilleure expression que le mot "possession" » (Dialectique du moi et de l’inconscient, pages 264 et 265).
La confrontation avec les figures intérieures qui personnifient l’anima ou l’animus permet l’intégration de leurs contenus. Ce travail de confrontation attire l’attention sur les différences entre anima et animus. "On serait peut-être tenté de supposer que l’animus, sur le mode de l’anima, se personnifie sous les traits d’un homme" (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 218). Mais il n’en est rien : "Si, chez l’homme, l’anima apparaît sous les traits d’une femme, d’une personne, chez la femme l’animus s’exprime et apparaît sous les traits d’une pluralité" (Ibid.). D’autre part, "alors que l’anima est la source d’humeurs et de caprices, l’animus, lui, est la source d’opinions … acerbes et magistrales" (page 217). Jung interprète ces différences comme des compensations de l’attitude et de l’existence conscientes, les femmes, davantage tournées vers la famille, accordant le plus grand intérêt et la plus grande importance aux "interrelations personnelles" dont les "nuances infinies … échappent en général à l’homme", alors que ceux-ci, davantage tournés vers le monde extérieur, accordent intérêt et importance avant tout aux "données ou rapports objectifs" (pages 217 et 227).
"Avec l’archétype de l’anima, écrit Jung, nous entrons dans le domaine des dieux. Tout ce qui touche à l’anima est numineux" (c’est-à-dire doté d’une puissance énergétique sans commune mesure avec les forces du conscient) (Les Racines de la conscience, page 42). Tout ce qui touche à l’animus est également numineux, c’est pourquoi la confrontation avec les figures intérieures de l’anima ou de l’animus est un travail très exigeant. Si, la relation à la conscience s’établissant, leurs contenus sont intégrés, alors l’emprise de ces figures sur la psyché disparaît. L’anima ou l’animus devient alors une "simple fonction de relation" avec le monde intérieur (Dialectique du moi et de l’inconscient, page 265), "une manière de passerelle qui mène à l’inconscient" (page 229). Jung parle d’une "fonction inspiratrice" (page 223) tant chez la femme que chez l’homme : "L’homme laisse sourdre son œuvre, telle une créature dans sa totalité à partir de son monde intérieur féminin", où l’anima le guide, mais l’animus est aussi "un être créateur, une matrice, … dans le sens qu’il crée quelque chose que l’on pourrait appeler un Logos spermatikos – un Verbe fécondant" (pages 225 et 226).
La confrontation avec les figures de l’anima ou de l’animus est en fait une initiation progressive à l’expérience du Soi, et leur emprise sur la psyché disparaît lorsqu’elles sont vécues et se révèlent comme porteuses du Soi, c’est-à-dire lorsque s’établit la relation entre la conscience et l’archétype du Soi. Dans la deuxième partie dePsychologie et alchimie, Jung décrit un tel processus d’initiation.
L’ombre est constituée par les contenus de l’inconscient personnel (Psychologie et alchimie, page 47), elle "coïncide avec l’inconscient personnel" (Welter-Verlag 9/1, page 302). Le mot doit être entendu au sens d’ombre "morale" (Les Racines de la conscience, page 462). C’est "la moitié obscure de la personnalité" (Psychologie et alchimie, page 45), elle "correspond à une personnalité du moi négative et inclut donc tous les éléments dont nous trouvons l’existence pénible et regrettable" (page 232, note 118). Elle est "le primitif qui vit encore dans l’homme civilisé" (Mysterium conjunctionis 14/1 page 279). Cependant, bien qu’il décrive l’ombre (Aion Walter-Verlag 9/2 page 281) comme "une personnalité … refoulée, le plus souvent inférieure et coupable", Jung souligne à plusieurs reprises que ce sont, rarement il est vrai, des aspects positifs qui sont refoulés et ressentis comme inférieurs. D’une façon générale, l’ombre, de même que tous les contenus inconscients, est dans un rapport de complémentarité et de compensation aux contenus conscients.
Alors que l’anima ou l’animus sont personnifiés dans les rêves par des figures du sexe opposé à celui du rêveur, l’ombre est personnifiée par une figure du même sexe. Cependant, « L’ombre et l’anima, étant toutes deux inconscientes, se contaminent l’une l’autre, ce que le rêve représente sous la forme d’un "mariage" ou d’une expression semblable. Mais si l’existence de … l’ombre est reconnue et comprise, il se produit une séparation de ces deux figures … Le sujet reconnaît alors que l’ombre appartient au moi et que l’anima [ou l’animus], elle [lui], ne lui appartient pas" (Psychologie et alchimie, page 232 note 118). L’explication avec l’ombre est décrite par Jung comme "l’œuvre de l’apprenti" (alors que l’explication avec l’animus ou l’anima est "l’œuvre du maître") (Les Racines de la conscience, page 44), car elle est, de tous les contenus inconscients, "le moins chargé de matière explosive et … aussi le plus proche de l’état conscient" (Le Fripon divin, Editions Georg, 1958, page 198). Le degré de difficulté de la confrontation à l’ombre dépend de l’aptitude du moi à se distancier de lui-même, à ne pas coïncider avec sa propre image, alors que la confrontation à l’animus ou à l’anima, qui, du fait de leur nature d’archétype, sont beaucoup plus loin de la conscience, est une tâche d’une tout autre dimension.
Lorsqu’il est question de l’ombre dans un texte de Jung, c’est presque toujours dans le sens qui vient d’être défini. Cependant Jung emploie aussi ce terme en relation avec la notion d’archétype, soit qu’il parle de "l’ombre du Soi" ou même qu’il mentionne l’existence d’un "archétype de l’ombre".
Dans Aion (Walter-Verlag 9/2 page 52) Jung définit l’ombre du Soi comme "la moitié sombre de la totalité humaine". En fait, la vie étant un tressage d’opposés, le Soi, comme tous les autres archétypes, a un aspect de lumière et un aspect d’ombre, l’établissement de la relation à l’archétype permettant seul d’éviter une unilatéralité toujours dévastatrice. Il est certain que la réalisation de la totalité est très loin d’être inoffensive, mais parce qu’elle prémunit contre le danger de "succomber aux contraires", comme dit Jung, c’est-à-dire de succomber à la fascination par une image exclusivement lumineuse ou exclusivement sombre du Soi, elle signifie humanisation et fécondité.
Si donc l’idée d’une ombre de l’archétype du Soi ne présente pas de difficultés particulières, il semble en revanche impossible d’intégrer organiquement à la pensée de Jung la notion, à laquelle il fait rarement allusion, d’un archétype de l’ombre. Ainsi parle-t-il d’une ombre "qui dépasse de loin tout ce qui est du domaine personnel et qui pour cette raison pourrait tout à fait être comparée à un principe, comme par exemple celui du mal" (Walter-Verlag 9/1, page 340, traduit par Anna Griève). Il écrit plus nettement encore dans Aion, après avoir parlé de la relative facilité de la confrontation à l’ombre comprise comme inconscient personnel : "Mais là où l’ombre entre en jeu en tant qu’archétype, alors on rencontre les mêmes difficultés qu’avec l’animus ou l’anima ; en d’autres termes, il est dans le domaine du possible de reconnaître le mal relatif de sa propre nature, c’est en revanche une expérience rare et qui ébranle profondément que de regarder dans les yeux le mal absolu" (Walter-Verlag 9/2 page 19, traduit par Anna Griève). Comment cette notion d’un mal absolu et, plus encore, d’un archétype du mal absolu pourrait s’articuler à une pensée de la transformation, comme est la sienne, c’est ce que Jung n’explique pas, pas plus qu’il ne caractérise le mal absolu autrement que par cet adjectif "absolu", alors même que le caractère absolu, qui dit l’impossibilité de la transformation, implique nécessairement une différence de nature entre ce mal et un mal au moins potentiellement transformable, soit entièrement, soit jusqu’à un certain point, par l’établissement de la relation à la conscience. Ce sont justement cette obscurité et ce manque dans la pensée de Jung qui ont stimulé la réflexion exposée dans l’Introduction deLa Science du mal dans les contes merveilleux, et développée dans la suite de l’ouvrage.
Jung écrit dans Les Racines de la conscience : "Avec la disparition de l’alchimie, l’unité symbolique de l’esprit et de la matière s’est défaite et, par suite, l’homme moderne se trouve déraciné et étranger dans une nature privée de son âme" (page 131). Matière et esprit, matière et psyché sont ressentis et conçus comme n’ayant rien en commun (voire l’esprit est pensé comme étant produit par des processus de nature matérielle), et la causalisme de la vision scientifique du monde exigeant en outre une stricte séparation des phénomènes, on perçoit de plus en plus difficilement la "corrélation universelle" des événements, c’est-à-dire "l’unité du monde" (Mysterium Conjunctionis, Gesammelte Werke 14/2, Walter Verlag 1972, page 232). C’est justement ce contexte de "désenchantement du monde" et d’isolement dans la subjectivité qui confère aux phénomènes de synchronicité, aux yeux de Jung, une telle importance.
Les effets de synchronicité sont des effets parapsychiques caractérisés par une coïncidence d’événements. "J’entends par synchronicité les coïncidences, qui ne sont pas rares, d’états de fait subjectifs et objectifs qui ne peuvent être expliquées de façon causale, tout au moins à l’aide de nos moyens actuels" (Les Racines de la conscience, page 528 note 130). Jung souligne dans le même passage que l’astrologie et la méthode de consultation du Yi King reposent sur ce postulat d’une correspondance entre intérieur et extérieur, psyché et matière. Dans son étude intitulée La Synchronicité comme principe d’agencement a-causal, il distingue entre le synchronisme, "simple simultanéité de deux événements", et la synchronicité, "coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux", mais qui ont en revanche "un même … contenu de sens" (Gesammelte Werke 8, Walter-Verlag, page 481, traduit par Anna Griève). C’est donc le sens né de la coïncidence temporelle qui est constitutif de la synchronicité : "la synchronicité signifie la simultanéité d’un certain état psychique avec un ou plusieurs événements extérieurs qui apparaissent comme étant dans une correspondance de sens avec l’état subjectif du moment et – le cas échéant – également vice versa" (Ibid.).
Il faut souligner que c’est la coïncidence qui fait advenir le sens. Jusqu’au moment où se produit la coïncidence, le sens n’est qu’une potentialité inconsciente, un contenu psychique activé, certes, mais inconscient. L’état d’inconscience de ce contenu psychique activé est la condition sine qua non de l’apparition de phénomènes synchronistiques, lesquels "s’évanouissent" lorsque le contenu en question franchit le seuil de la conscience. Or, ce qui change alors, c’est le caractère de l’espace-temps : avec le franchissement de ce seuil, "l’espace et le temps reprennent leur caractère absolu habituel, et la conscience est de nouveau isolée dans sa subjectivité" (Les Racines de la conscience, page 561), alors que "l’inconscient n’est lié que de façon conditionnelle aux limites du temps et de l’espace. Les phénomènes assez fréquents dits de télépathie prouvent que l’espace et le temps n’ont pour la psyché qu’une valeur relative" (page 289, note 165). (Par "psyché" il faut évidemment entendre ici la psyché inconsciente). L’apparition dans cet espace-temps indéterminé, mouvant, de phénomènes synchronistiques suggère donc "une identité relative ou partielle de la psyché et du continuum physique", identité qui jette "un pont entre deux mondes apparemment incommensurables : l’univers physique et l’univers psychique" (page 560). (Jung a réfléchi avec le physicien W. Pauli (qui a participé à l’élaboration de la théorie quantique des champs) sur ces phénomènes de synchronicité, c’est-à-dire sur le rapport psyché-matière.)
"Comme psyché et matière sont contenues dans un seul et même monde, qu’elles sont en outre en contact continuel l’une avec l’autre …, il n’est pas seulement possible, mais, dans une certaine mesure vraisemblable, que matière et psyché soient deux aspects différents d’une seule et même chose. Les phénomènes de synchronicité indiquent, me semble-t-il, une telle direction, puisque, sans lien causal, le non-psychique peut se comporter comme le psychique, et vice versa" (Les Racines de la conscience, page 540). Le principe de synchronicité, « que j’ai défini comme coïncidence signifiante, écrit Jung dans Mysterium Conjunctionis, … suggère un rapport entre des phénomènes non reliés par la causalité, voire une unité de ces phénomènes et représente donc un aspect d’unité de l’être que l’on peut à bon droit désigner comme "unus mundus" »